Voyage immobile

     Souvent, je vous ai décrit des voyages du Pacifique pour partager, pour garder le contact alors que nous étions si loin.

     Aujourd’hui, vous êtes là, à nous réconforter Bruno et moi, dans ce voyage du petit corps malade. Dix jours d’hôpital

     pour l’opération, 15 jours à la maison, et retour à la case départ le 20 mai pour une autre étape que je pensais ne 

     durer que 3-4 jours.

     Comme vous êtes si proches, je vous dédie mes notes, mes pensées, mes dessins, mes peintures de ces trois 

     semaines, prisonnière qui ne pense qu’à s’évader.

23 mai.

      (je me fends d’un petit dessin), 

      l’acrobate manche à air sur le toit de l’hôpital. 

      Et moi qui fait des bulles d’air, je m’en passerais bien. Bref, je ne manque pas 

      d’air. Et j’aimerais mieux des bulles dans un verre.

  La nuit, l’acrobate devient lampion rouge, ballotté par le vent.

28 mai :
10 jours déjà, impuissante, ça me pompe l’air. J’ai les pneus dégonflés, la batterie à charger, avec une laisse de 3 mètres, de quoi faire le tour du lit. Je lis, des revues persos et des livres de la bibliothèque de l’hôpital. Un livre d’art me saute aux yeux dans le chariot, Miro, il parle des formes des nuages, inspiration, c’est ce que je vois le mieux…

     Chaque chat est un chef d’œuvre. (Léonard de     Vinci)

     Dans un incendie, entre un Rembrandt  et un chat, je sauverais le chat

     (Giacometti)

     30 mai : toujours des bulles.

 Le chirurgien m’avait dit 3-4 jours pour que le pneumothorax (quel nom d’oiseau préhistorique !) se résorbe, au fur et à mesure, on m’a dit que cela pouvait durer sans savoir quand ça s’arrête, mais ça va s’arrêter ! Ouf !

      Noam est venu me voir, bravant les microbes, avec Marie et Astrid. Bruno garde le cap du  moral à tout crin, comme 

      dans la pire tempête de neige en montagne. Marianne si sensible et attentive. Et Christiane de retour du sud a battu le

      rappel auprès des amis (on me croyait à la maison, je n’allais pas parler de 3-4 jours à l’hôpital). J’avais du soleil à 

      chaque regard d’amis et un peu des aventures de l’extérieur: Jean-Yves,  Renée, Marie-Claude et Pierre, Mickael, 

      Anne-Solène et le petit Eliott, et tous les jours, mon amour qui rentre seul à la maison. Et les téléphones : Clothilde,

      Babette, Lulu,  Christiane, Marie, Marie-Claude, Marianne, Philippe, Andrée, Dany et Serge….tant et tant 

      que j’en oublie. Tahiti aussi : Colette hier soir, Patricia ce matin, Christine et Albert ce soir.

      Tahiti le matin, Tahiti le soir à 12 h. d’écart, dans mon oreille, tout près.. 

      Emotions, c’est peu dire, larmes aux yeux. Et ma petite Renée est partie hier en convalescence, ma copine de 

      chambrée de 81 ans au moral d’enfer, à la sérénité affichée, opérée du cœur !

      Attente, patience, comme le chien en laisse, alors que Marie et Noam passent la semaine à la maison. Très très dur, 

      je ne souffre pas physiquement, mais moralement…Je dessine les nuages.

     Mardi 2 juin : 15 jours d’attente

        Ce soir, j’ai utilisé les couleurs. Petit à petit, on m’apporte l’indispensable pour survivre !



      

     J’ai le soleil couchant dans les yeux. Je porte le drain à l’oreille, mon poumon crie, gémit doucement, comme un 

     nourrisson, ou peut-être le chant des baleines, l’air s’échappe toujours…

Mes draps sont jaunes avec un liseré écrit « Hopitaux publics ». Je me sens un peu orpheline le soir. Je sens mon courage m’abandonner. Il y a encore des choses à faire avant d’être guérie !
6 juin

     Je suis entre parenthèse. Comme le personnage de Kafka 

     dans la Métamorphose, un insecte sur le dos.

 Merci chéri, merci ma fille, merci les amies et amis pour les  fleurs, les gateaux maison, les croissants et pains aux  chocolat, les fruits, la cafetière, le bloc d’aquarelle, les livres et  revues, les lettres, les e-mail, les cafés et jus de fruits  achetés  dans le hall, les téléphones. Bruno m’apporte un peu de la  maison, l’ordinateur portable pour que je puisse faire des  montages photos (tournesols et panneaux),regarder un DVD  avec Noam et famille dont j’ai été si tristement privée, écouter  mes musiques préférées, peindre d’après mes photos, et puis  des tas de petites choses.
Merci le personnel, si gentil, réconfortant, et complice d’un changement de chambre double en chambre seule, j’avais comme voisine une Alice Sapritch squelettique et rien à dire, qui regardait tous les jeux stupides à la tv, installée en face de moi, une opérée du cœur qui me faisait peur !

 Dessiner les nuages qui passent devant la grande baie  vitrée.

      Lu Afrika Trek, 14000 km du Cap à Jérusalem, sur les pas de    l’homme, un couple 

      porté par leur projet, sans assistance, dormant chez l’habitant, au hasard des jours,

      3 ans, yaouh.

      Lu Alabama song, l’histoire tragique de Zelda et Scott Fitzgerald. 

      Vu dans « Pratique des arts » les tableaux géants sur les parcs nationaux

      américains de Auboiron.  Site www.auboiron.com

 Nicole travaille au labo de l’hôpital (ainsi que Christiane qui avait fait des stages  d’aquarelle avec moi il y a 20 ans). Nicole me téléphone, à ma vois cassée, elle me dit :  ne t’inquiète pas, je viens tout de suite ! J’ai même des copines dans la place !
7 juin

     1h20 : je ne dors pas.

     Une somptueuse étoile filante vient de tomber du ciel. Un vœu : plus de bulle demain.   

     Un vœu pour y croire !

     Les martinets virevoltent frénétiquement vers 9h du soir et 10h le matin entre les façades.   

     Libre l’oiseau, comme les oiseaux découpés de Matisse.

     Les martinets et les nuages occupent mon ciel.

     Dans la nuit, des avions clignotants naviguent, parfois disparaissent dans des brumes  élevées.

     Bientôt 3 semaines à buller, à  

     Supporter le drain dans la poitrine,

     Entendre les bulles, petite cascade au matin qui murmure : ce n’est pas fini !

     Se laver dans une cuvette

     Faire dans une chaise à trou, le montauban ça s’appelle, et pas le montenlair !

     Supporter une radio des poumons tous les jours

     Une piqûre anticoagulante tous les jours

     Une prise de sang tous les 3-4 jours

     Supporter une nourriture insipide, sans couleurs, sous plastique. Heureusement, j’ai des  compléments alimentaires 

     apportés par tous et Huguette ma voisine me demande même ce dont j’ai envie, un cake aux lardons, elle a fait aussi 

     du riz au lait, du flan et les mêmes parts pour Bruno, en plus des invitations à manger.

     Supporter l’espace restreint, le manque de mouvement, l’attente, tout en scrutant le ciel bleu, les nuages, le jour, la nuit.

     Supporter le manque d’information parfois.

     Supporter la dépendance.

J’ai lu tous les chapitres du livre « Patience »

     8 juin

Le soleil est une boule de feu ce soir. Demain, le chirurgien propose le « bloodpatch », introduire de mon sang dans le drain pour colmater la fuite,  ça tourne en jus de boudin cette histoire. Et si ça ne marche pas, l’épée de Damoclès, opérer à nouveau pour boucher les trous du lobe inférieur.
Dessiner des pages de nuages comme faire ses gammes en musique. Entendu à la radio : l’Octopus est en cale à St Nazaire pour entretien : 10 millions d’euros pour surtout repeindre la belle coque bleu marine. Un des plus grands voiliers du monde appartenant à un ponte de Microsoft, parfois en escale à Papeete comme celui de Bill Gates, autre monstre marin. Ce voilier porte un hélicoptère et un autre voilier sur le pont, entre autres, luxueux. Bon anniversaire Michel, dans la rade de Papeete, sur un petit bateau, une tanière pour peindre tout ton saoul. Bon anniversaire Christiane !

9 juin :
à jeun pour l’intervention en matinée, midi passe, 13 h, et je m’aperçois que ma valise batterie est silencieuse, plus de bulles, Le chirurgien confirme, heureusement qu’il n’a pas fait le patch puisque ça a stoppé naturellement. Espérance, joie, soulagement. Les copines peintres passent me voir, Christiane, Annick et Marine, avec fruits et légumes + salade de fruits au rhum, préparée par Annick, avec au-dessus de tout le choix de fruits, la première framboise et groseilles du jardin.


Toujours à jeun à 15h, j’attends le feu vert pour manger toutes ces bonnes choses et délaisser le repas de l’hôpital. Bruno et Marie sont prévenus, le vrai sourire revient, Bruno et Christiane lancent des tél. le soir. 

     Enfin la fin d’une étape qui me permet de comprendre un petit peu 

     mieux la vie des gens privés de cette merveilleuse liberté.

J’espère quitter l’hopital mercredi 11 juin, les 3 mois de Noam.
C’est mercredi, j’ai refait des bulles puis arrêté de nouveau, attention fragile, encore attendre un peu !!

     J’aimerais me rouler dans l’herbe, m’allonger sur le sable, dans les feuilles de la forêt, m’éclabousser de l’eau des 

     cascades tahitiennes.

Je dessine encore des nuages navigateurs, voyageurs, ils regardent la terre de là-haut comme quand je navigue en avion, et c’est si beau, cosmique ! Le temps et l’espace sont déformés, comme après 3 semaines dans une chambre ! Les nuages qui voyagent autour du monde, comme les avions, les oiseaux, c’est l’évasion depuis ma fenêtre, dans ma tête.
13 juin : jour chanceux ?
Peut-être que ce drain, tuyau, n’est pas un cordon ombilical mais un cordon amical qui me relie encore plus à vous…ça y est, je vais sortir, j’attends le feu vert du chirurgien…